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Le sommeil particulier des navigateurs solitaires à la voile en course transocéanique

Introduction

Nous, terriens, dormons d’un sommeil monophasique, en une seule fois, sept à huit heures d’affilée. Le marin en solitaire va avoir un rythme de sommeil polyphasique, c’est-à-dire qu’il va répartir sur le nycthémère (période de 24 heures) plusieurs épisodes de sommeil courts. En effet, en course transocéanique par exemple, il ne peut ni s’arrêter, ni laisser son bateau naviguer seul trop longtemps s’il veut garder toute sa vitesse et assurer sa sécurité (risque de chavirage). Le problème du navigateur solitaire va être de pouvoir dormir par quelques courts épisodes de sommeil qui doivent fournir un sommeil aussi réparateur qu’un sommeil monophasique à terre.

A. Le sommeil polyphasique

■ Dans le monde animal

Le sommeil polyphasique est bien connu, puisqu’on le trouve chez certains mammifères dont l’environnement est hostile (gazelle, girafe…) : c’est un moyen de survie face aux prédateurs (lionne). La domestication de ces animaux les fera revenir à un rythme de sommeil tout à fait monophasique. D’autres mammifères ont un rythme de sommeil physiologiquement polyphasique, indépendant de leur environnement immédiat (poney, cochon d’Inde, porc, lapin, chat…).

 

■ Chez l’homme

Le nourrisson

Chez l’homme, on observe pour le nourrisson un sommeil polyphasique rythmé par les repas.

 

L’adulte

Chez l’adulte, le sommeil polyphasique apparaît lorsque les contraintes environnementales ou socioprofessionnelles l’exigent (services de police, pompiers, poste de surveillance, garde médicale). Le marin en est un excellent modèle, puisque, du fait de son environnement, des challenges de la course, ainsi que des conditions météorologiques qu’il rencontre avec son voilier, il va devoir s’adapter à un rythme de sommeil polyphasique qui doit lui procurer une vigilance de qualité.

 

Le navigateur à la voile en solitaire

Stampi avait montré ces rythmes en se fondant sur des critères subjectifs (agenda de sommeil, journaux de bord du marin solitaire en course transocéanique). Les travaux montrés ici ont eu pour vocation de décrire ces rythmes de sommeil et de vigilance avec des critères objectifs (électroencéphalographie de sommeil) en situation réelle.

B. Matériel et méthode

Ainsi beaucoup de navigateurs à la voile en solitaire se sont prêtés à des expériences pour étudier leur sommeil de manière plus objective pendant la navigation dans un triple but :
• favoriser rapidement la mise en place d’un rythme polyphasique du sommeil ;
• améliorer la qualité des épisodes de sommeil pendant les courses ;
• diminuer le risque de somnolence liée à la dette de sommeil.

 

■ Appareillage

Le sommeil des navigateurs a été enregistré sur un boîtier électroencéphalographique ambulatoire de type Holter porté à la ceinture. Six électrodes ont dû être collées sur le scalp des marins avec des précautions particulières d’étanchéité pour éviter l’humidité (courts-circuits) et faire en sorte que ce matériel, prévu pour 24 heures sur un individu, puisse tenir 4 à 10 fois 24 heures. D’autres appareillages moins invasifs ont été aussi utilisés comme le Nightcap couplé à l’actimètrie.

 

■ Protocole

Le protocole d’étude était en général le suivant :
• nuit avant le départ passée à terre ;
• départ en mer en solitaire pendant 4 à 10 jours sans escale ;
• retour au port et nuit de récupération à terre.

Il était choisi avec le marin un parcours difficile, pour qu’il y ait un stress de navigation (rail des cargos par exemple) qui remplace celui de la course, puisqu’il s’agissait d’un parcours d’entraînement.

C. Résultats

■ Première nuit à terre

• Nuit de sommeil monophasique avec un sommeil d’architecture tout à fait physiologiquement normale.

 

■ Parcours en mer

Les premières 24 heures sont catastrophiques en ce qui concerne la qualité du sommeil. Il n’y a pas de sommeil lent profond (SLP) et de sommeil paradoxal (SP), mais beaucoup d’épisodes de somnolence et des phases de sommeil lent léger stade 2.
Les trois jours suivants, le sommeil réparateur refait son apparition dans un rythme de plus en plus polyphasique : le navigateur fait 4 à 5 épisodes de sommeil par 24 heures, d’une heure chacun environ, le jour comme la nuit, avec une prédominance la nuit, du fait de la baisse du vent nocturne en général. Les périodes de somnolence sont toujours présentes, mais moins nombreuses.
Au quatrième jour en mer, ce rythme polyphasique de sommeil est bien établi. Ce sommeil est donc quantitativement moins important, mais de relativement bonne qualité. La qualité intrinsèque du sommeil est améliorée au fil des jours avec une restauration d’abord du SLP, puis du SP. Le SP est cependant moins représenté que le SLP.

 

■ La nuit de récupération

La nuit de récupération après le parcours en mer est une nuit relativement normale avec cependant un rebond de sommeil paradoxal, qui montre une certaine dette de sommeil. Les navigateurs confirment sur leur journal de bord les données de l’électroencéphalographie. Ce journal a été établi pendant le parcours, exigeant un rapport régulier sur l’état de fraîcheur, la qualité éprouvée de leurs épisodes de sommeil, leur forme physique, leur somnolence…

D. Discussion

■ Adaptation en un jour ou deux

Ces expériences ont permis de mettre en évidence le caractère polyphasique du sommeil et donc de montrer que l’homme peut s’adapter en un jour ou deux à ce rythme de sommeil.

 

■ Comment gérer son sommeil ?

D’autre part, cette expérience a permis de montrer pour les navigateurs, quelles étaient les périodes où s’ouvrent les “portes du sommeil”, les périodes réfractaires (forbidden zones) et également d’affiner la durée idéale des épisodes de sommeil à effectuer. Ainsi, les navigateurs ont pu, pour leur course transatlantique à venir, savoir quand, comment et combien de temps il leur faudrait dormir pour optimiser leur récupération par le sommeil. Cette expérience a contribué à armer les navigateurs pour gérer leur sommeil, ou plutôt leur dette de sommeil, par des petits épisodes de sommeil productifs en sommeil réparateur. Celui-ci ayant donc un rôle prophylactique sur un déficit trop grand en sommeil, qui pourrait conduire à une somnolence importante, un manque de lucidité, une fatigue physique, voire des hallucinations hypnagogiques. La somnolence est l’ennemie du navigateur mais elle contribue aussi à lui rappeler ses portes du sommeil et l’état de sa dette de sommeil. Durant toute la course (qui peut durer de 4 jours à 3 mois), le marin doit garder une forme physique et mentale optimale, pour faire marcher au mieux son bateau et prendre les bonnes options tactiques.

 

■ Adaptation, prédisposition génétique ?

Ce type de sommeil, sommeil polyphasique, est donc bien décrit et peut nous faire réfléchir sur cette faculté d’adaptation de l’homme vis-à-vis de ce rythme. Il n’est pas impossible que les hommes préhistoriques aient eu recours à ce type de sommeil pour subsister dans un environnement plus hostile qu’aujourd’hui (grottes, bêtes féroces, guerres tribales). Une prédisposition génétique en serait peut-être une explication.

Conclusion

On peut imaginer se servir du sommeil polyphasique pour l’adapter et l’appliquer dans le domaine du travail, où certaines tâches exigent une vigilance extrême, malgré un environnement quelquefois difficile. Le travail posté peut également nécessiter un rythme de sommeil polyphasique, pour accroître la vigilance et la forme physique de l’individu, à la fois à son travail mais aussi en dehors de son travail. Quel que soit le champ d’application, les expériences menées chez les navigateurs nous ont montré aussi que la qualité de la vigilance à tout moment dépend de la gestion du sommeil en amont et en aval du moment qui exige cette vigilance et répond à un rythme chronobiologique. Aujourd’hui, les hommes et les femmes qui remplissent des missions de longue durée, ou les travailleurs postés, sont livrés à euxmêmes quant à la gestion de leur sommeil et de leur somnolence au travail. On peut tout à fait diminuer le risque de somnolence par un usage raisonné de sommeil polyphasique.

Dr Bertrand de La Giclais (Centre du Sommeil d’Annecy – Argonay à Annecy, Haute-Savoie ; Centre du sommeil et de la vigilance, APHP Hôtel-Dieu ; European Sleep Center, Paris), Dr Michel Tiberge (Unité de Sommeil du CHR Rangueil, Toulouse), Pr Louis Arbus (Unité de Sommeil du CHR Rangueil, Toulouse), Dr François Duforez (Centre du sommeil et de la vigilance, APHP Hôtel-Dieu ; European Sleep Center, Paris), Maxime Elbaz (Centre du sommeil et de la vigilance, APHP Hôtel-Dieu, Paris), Alexandre Dubois (European Sleep Center, Paris), Pr Damien Léger (Centre du sommeil et de la vigilance, APHP Hôtel-Dieu, Paris)

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