Clarisse Agbégnénou : une championne résolument engagée
Quadruple championne du monde de judo, six titres européens, entre autres récompenses… un palmarès impressionnant pour la judokate française la plus titrée de l’histoire. Avec son caractère enjoué et dynamique, elle domine les tatamis dans la catégorie moins de 63 kg depuis plusieurs années. Guerrière, Clarisse l’est depuis ses premiers jours : née 2 mois avant terme, avec son frère jumeau, elle a dû faire face à une malformation rénale, la couveuse, une opération et un coma. Militante, elle s’engage volontiers pour les causes qui lui tiennent à cœur comme la place des femmes dans le milieu sportif, la prématurité ou encore les tabous féminins. Elle fait d’ailleurs partie des « 109 Mariannes » exposées sur le parvis du Panthéon au mois de mars 2021 à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Du haut de ses 28 ans, elle est fin prête pour les Jeux olympiques de Tokyo avec l’or dans le viseur !
Née grande prématurée et rapidement opérée d’une malformation rénale, aujourd’hui, l’une des plus grandes sportives françaises, quel regard portez-vous sur ce parcours de vie singulier ?
Clarisse Agbégnénou : Je ne m’en rends pas vraiment compte. Je n’ai jamais été considérée comme un enfant fragile. C’était d’ailleurs un peu tabou d’un point de vue culturel. Mes parents le prenaient plutôt comme « Quel soulagement, tu es vivante. Maintenant, lève-toi et marche ! ». Je n’ai donc pas ressenti que je pouvais être quelqu’un de plus faible que les autres et je pense que cela a sans doute été ma force de me dire que j’étais comme tout le monde. C’est plus mon éducation qui m’a fait avancer. Chez nous, nous sommes des battants, nous ne nous laissons pas abattre au moindre obstacle. Nous avançons, quoi qu’il arrive.
Les Jeux olympiques de Tokyo 2020, pour lesquels vous étiez favorite en -63 kg, ont été reportés. Comment avez-vous vécu cette période et comment vous adaptez-vous à l’incertitude que fait peser le contexte sanitaire ?
Clarisse Agbégnénou : Le report des jeux a été très compliqué. J’ai été très déçue. J’ai eu du mal à me remobiliser. Avec mon entourage, avec mon équipe, nous avons finalement réussi à trouver le cap pour me relancer. J’avoue cependant que, ces derniers temps, l’échéance se rapprochant, j’ai une petite baisse de moral. J’ai l’impression que c’est sans fin. Je ne pensais pas que cela allait durer aussi longtemps. Alors, j’essaie de faire des choses différentes, de m’entraîner autrement, d’aller dans d’autres endroits si cela est possible. Par exemple, actuellement, je suis en stage à Marseille, cela me change les idées et me fait du bien. Je pratique également d’autres activités : yoga, mobilité, boxe, pour que mes journées et mes entraînements soient plus variés. Par ailleurs, je suis assez sollicitée, par la presse notamment, cela prend du temps, mais cela me touche beaucoup et c’est très encourageant.
Quel rôle jouent les médecins du sport dans votre carrière ?
Clarisse Agbégnénou : En tant que membres de l’équipe de France de judo, nous avons un médecin attitré, Laurent Winkler, avec des créneaux qui nous sont consacrés, c’est très confortable, il nous connaît bien. Avec lui, nous sommes beaucoup dans le dialogue, j’ai de nombreuses questions et il prend en compte mes besoins, mes préférences. Par exemple, en cas de “bobos”, je peux me permettre de dire que je ne préfère pas utiliser telle ou telle thérapeutique et nous pouvons en discuter. Nous pouvons aborder tout type de sujets, comme les problématiques “féminines” telles que les règles douloureuses, la prise ou l’arrêt de la pilule. Il a vraiment aussi ce rôle, d’être là pour nous, en tant que femmes dans le sport. Il nous soutient et nous donne les meilleurs conseils tout en nous laissant le choix. C’est très agréable.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune médecin du sport débutant auprès de sportifs de haut niveau ?
Clarisse Agbégnénou : Être à l’écoute des sportifs. Il arrive que les médecins nous prescrivent des traitements qui ne nous conviennent pas trop. Peut-être aussi parce que nous nous exprimons mal. Être à l’écoute permet de trouver les bonnes solutions pour les deux parties. Ce qui me semble important aussi, c’est qu’il puisse nous laisser le choix, après bien sûr nous avoir exposé les différents aspects et son opinion, comme le fait Laurent.
Quelles actions avez-vous mises en place pour réduire le risque de blessures et pour gérer les éventuelles douleurs chroniques dues à l’entraînement intensif ?
Clarisse Agbégnénou : Le judo de compétition nécessite effectivement un suivi médical régulier. Ce que j’ai mis en place, en premier lieu, c’est d’écouter mon corps. Je ne m’arrête bien évidemment pas aux petits maux, je peux aller plus loin. En tant qu’athlètes de haut niveau, nous repoussons nos limites. J’essaie cependant d’écouter mon corps pour ne pas aller trop loin, jusqu’à la blessure ou une trop grosse fatigue. J’essaie d’écouter ses demandes et ses besoins et de me soigner plus naturellement. J’utilise beaucoup les huiles essentielles notamment, même en prévention. Par ailleurs, quand je ne me sens pas très bien, je m’entraîne autrement. Par exemple, j’avais une arthrose de hanche récurrente depuis des années, j’ai décidé de faire de la mobilité. J’ai ainsi travaillé des zones moins sollicitées habituellement, j’ai amplifié des mouvements, j’ai renforcé mes articulations par des postures différentes. Je fais également du yoga, de la balnéothérapie, des massages, de la kinésithérapie ou encore de l’ostéopathie. J’ai mis pas mal de choses en place pour l’étirement, pour la récupération, pour le renforcement. Tout ça bien sûr en gardant la préparation physique pour le judo. Je me sens bien, mon arthrose de hanche se gère. Je ne me suis pas blessée depuis plus d’un an. Je pense que je suis sur la bonne voie.
Comment gérer les “spécificités féminines” dans un sport comme le judo : menstruations, douleurs de poitrine… ?
Clarisse Agbégnénou : Ce sont des questions dont nous avons beaucoup parlé avec le médecin, Laurent, et la gynécologue. Je n’ai plus trop de problèmes en ce sens. Mais j’en ai eu. Je prends la pilule depuis une dizaine d’années parce que j’avais des règles abondantes et très douloureuses, ainsi que des douleurs à la poitrine vers mes 17 ans. Ce à quoi s’ajoutait la peur de tacher le kimono blanc. C’était vraiment gênant. Dans ma vie, j’essaie aussi de m’alimenter sainement et de faire attention à moi. Aujourd’hui, je n’ai pas trop de douleur, ou parfois une légère lourdeur au niveau du ventre. Des fois un peu de boutons. Mais d’une manière générale, ça va. Elles ne sont pas trop abondantes et je n’ai pas vraiment de douleurs à la poitrine ni de changements d’humeur. Je gère aussi assez bien les éventuelles fluctuations de poids qui peuvent survenir. Comme je le sais et que je me connais, je vais réguler mon alimentation notamment, pour éviter une rétention d’eau.
La place de la femme dans la société et dans le monde du sport est un sujet dont vous êtes l’une des porte-parole aujourd’hui en France. Qu’est-ce que le sport et le judo vous ont apporté ?
Clarisse Agbégnénou : Le sport m’a apporté beaucoup de confiance en moi, même si je n’étais pas une enfant qui en manquait. Mais forcément, à travailler, à aller plus loin, à vouloir performer, on a plus de confiance en soi. Avec tout ce que j’ai pu vivre depuis l’âge auquel j’ai commencé, je me suis recentrée sur moi, calmée (j’avais énormément d’énergie). J’ai appris à me connaître. Et puis, j’ai beaucoup voyagé et cela fait du bien de voir différentes cultures, cela nous remet à notre place. Les voyages, les défaites, les victoires, les moments parfois difficiles, m’ont beaucoup fait grandir. Concernant le judo plus particulièrement, qui peut paraître être un milieu assez masculin, les choses changent. De nombreuses petites filles s’y mettent, et l’équipe de France féminine a de très bons résultats. Nous sommes des guerrières ! Et ça fait du bien. Il y a de plus en plus de licenciées, il y a presque autant de filles maintenant dans les compétitions. Les primes sont les mêmes au niveau de la Fédération, le temps d’un combat est identique. Il y a pas mal d’équité entre nous. Maintenant, il faut qu’on y travaille plus. Un champion du monde gagne toujours plus qu’une championne du monde.
Votre engagement se prolonge au-delà du judo avec un investissement en tant que marraine de l’association SOS Préma, et égérie d’une marque française de culottes menstruelles. Pourquoi avoir fait ces choix ?
Clarisse Agbégnénou : C’était important pour moi car, même si je n’ai pas eu ces ressentis d’être un enfant fragile du fait de ma prématurité (j’étais chouchoutée, mais parce que j’étais la seule fille !), je vois des personnes qui sont dans cette problématique. Je vois des parents qui sont fatigués, qui s’interrogent sur l’avenir de leur enfant. Je veux leur montrer que oui, ils seront forts. Et que nous avons même un talent en plus, c’est celui d’être un guerrier dès la naissance. J’aimerais leur donner cet espoir.
Avec mon agent, Nadia, nous avons réfléchi à qui je suis, et nous faisons un peu le cycle de la vie : après la prématurité, nous nous sommes penchés sur les problèmes de règles dont j’ai beaucoup souffert à l’adolescence. C’était difficile et je ne savais pas trop à qui en parler, ce type de sujet n’était pas vraiment abordé dans ma famille. Je pense qu’il est important de briser les tabous et que les jeunes filles ne se retrouvent pas dans ces situations. Aujourd’hui, il y a différents moyens pour se sentir bien, elles doivent les connaître. J’ai donc choisi de parler des culottes menstruelles, qui ont changé ma vie. J’ai rencontré ces deux belles personnes, en charge de la marque française Réjeanne. Elles proposent des sous-vêtements, confortables, pratiques et jolis, avec de bons tissus. L’aspect environnemental est important pour moi également.